Théophile de Viau

Ma première rencontre avec le poète Théophile de Viau s’est déroulée lors d’un concours de diction, alors que j’étais jeune adolescent. Le texte était imposé à ma classe d’âge. Nous étions peu nombreux à participer. Il s’agissait d’une ode, « Le matin ».

J’aimais ces vers pour l’agencement des mots et leur sonorité suggestive, pour les noms propres et de lieu (tels Cloris, Philis, le Mont Hymette) qu’on y trouvait disséminés ici et là, et qui m’impressionnaient un peu, mais surtout pour la symbolique propagée par le matin, la description et mise en scène du démarrage quotidien, pour l’énergie qui s’en dégageait.

Ce texte, par la suite, je l’ai retrouvé dans nombre d’anthologies du 17e siècle. Cependant, Théophile figurait au programme scolaire comme auteur marginal, comme « petit maître ».
Quelques années plus tard, je l’ai vraiment étudié.

J’appris qu’il était épicurien, libre-penseur, qu’il faillit mourir brûlé vif sur le bûcher (il s’enfuit et fut néanmoins brûlé en effigie, on ne plaisantait pas à cette époque), qu’il fut finalement emprisonné et qu’il mourut prématurément (à l’âge de trente-six ans).

J’appris qu’il fut le poète le plus lu du 17e siècle français avant d’être oublié (on pourrait dire évacué par le classicisme le plus rigoureux et dogmatique).

Ce qui me plaisait et continue de me fasciner chez Théophile, c’est son aisance dans l’écriture, le charme de son vocabulaire, son élaboration de la matière poétique (mots, images, sons, rythme), l’extrême sensibilité qui se dégage de ses textes.

Théophile, qui a refusé d’adhérer aux nouvelles contraintes classiques prônées à son époque, parvient, par son cheminement, à des résultats stupéfiants en termes d’images, d’effets, d’authenticité. Il a conscience d’être un écrivain moderne qui ne doit pas paraphraser les Anciens : il peut certes recevoir de ceux-ci des suggestions mais il doit rester par-dessus tout lui-même.

Par ailleurs, tout en étant un poète baroque (par certains aspects de sa technique d’écriture) Théophile ne persévère pas vers l’emphase et l’abstraction. Ses textes révèlent une élégance et une ambition qui surprennent par la douceur et la sincérité des sentiments. Une mélancolie gracieuse aussi.

C’est précisément ce paradoxe qui m’émerveille : sans avoir été un chef d’école (à la Malherbe) Théophile parvint à se hisser au rang de « premier prince des poètes » suivant le jugement de ses contemporains.

Au plan philosophique, Théophile, qui n’est attaché à aucun système, évoque dans ses vers la tolérance et la prise en considération de ce qui pourrait paraître infime ou inutile (tout peut servir, en fin de compte, dit-il), ainsi :

« Les déserts les plus inutiles
Donnent de grands titres aux rois,
Et les arbres les moins fertiles
Nous donnent de l’ombre et du bois. »

Rumes 9/12/2007

Illustration : Giuseppe Pellizza da Volpedo, 1904 – Le soleil levant

Terrassés depuis longtemps

Terrassés depuis longtemps
Déjà et intimement
Soumis de surcroît
Les nuages avancent
Au rythme lent de leur destin
Et s’accommodent de leur
Sort devenu commun

Malgré qu’ils soient
Parés tantôt de couleurs
Mornes ou drapés parfois
De rigoureux éclats
Ils n’en savent rien
Sans égards on les mène

Sous eux les parcelles
De terre les forêts
Les montagnes altières
Les toits pointus
Les sinueuses rivières
Défilent et des stormes
D’oiseaux s’en viennent
A leur rencontre bruyamment

Mais les nuages ne connaissent pas
L’étendue de leur prison
Ils la portent en eux
Au rythme aigre-doux du voyage
Depuis qu’un jour atroce
On leur a crevé les yeux.

Gent 2/08/1988

Illustration : Maurits Cornelis Escher, 1938 – Jour et nuit

Non domandateci perché

Non domandateci perché
Dobbiamo chi sa per
Quanti anni interi
Rimanere così in
Fila sugli scaffali
Interminabili e lenti
Chiedetelo piuttosto
Al maestro Andy
O alle scatolette
Cugine nostre Campbell’s
Forse ne sanno di più
Loro che sono irridenti
O porgete le domande
Alle insipide Marilyn
Innumerevoli e sorridenti.

Venezia 26/03/1989

Illustration : Andy Warhol, 1962 – Bouteilles de Coca-Cola vertes

Les contours du courage et du hasard

Leurs montures
L’une rouge et l’autre noire
(Pareilles à l’orage)
Délimitent sur le sable
Les contours du courage et du hasard

Et puis
Sous l’azur
Qui déchire l’instant
Et assume le désir

Affranchis

Les cavaliers de l’exil
S’en retournent
Vers l’intérieur des terres

Sur le bord de mer
Veillent les pins
Sentinelles solitaires.

Taintignies 25/08/1982

Illustration : Carlo Carrà, 1921 – Un pin au bord de la mer

A saute-mouton avec le temps

Invité (ce 25 novembre) à présenter, à la foire commerciale de Mons, au stand italien, mon livre « Histoire des Italiens en Belgique — de César à Paola », j’arrivai, avec JM, en retard au rendez-vous. Je m’étais embrouillé à la sortie de l’autoroute.
Il fallut venir nous chercher et nous indiquer la route, perdus comme nous l’étions dans l’enchevêtrement des rues de Mons-Borinage.
En raison du retard, le programme de la soirée avait été un peu bouleversé. Après mon intervention, on devait projeter le film « Déjà s’envole la fleur maigre » de Paul Meyer, tourné en 1959.
On inversa l’ordre des choses. En arrivant, JM et moi fûmes invités à nous asseoir et à regarder le film qui avait commencé.
« Déjà s’envole la fleur maigre » est un film mi-fiction mi-documentaire sur l’immigration des Italiens venus travailler dans les charbonnages de Mons-Borinage dans les années 1950.
Pendant la projection, je remarquai qu’un groupe de personnes d’un âge tournant autour de la soixantaine chahutait derrière nous.
Cela devenait même incommodant. Mais en faisant attention à ce qu’ils se disaient, je notai qu’ils émettaient des remarques sur le film.
« — Ah ! Cet endroit c’était le Vatican… » disait l’un.
« — Ah ! Tu reconnais… » répondait l’autre.
Lors de la scène où l’on voit des enfants descendre un terril en se laissant glisser assis sur des moules à tarte j’entends :
« — Oh ! C’est Giovanni ! Dommage qu’il ne soit pas là !… »
« — Il est parti boire un verre… »
Je compris alors que c’étaient eux les enfants du film de 1959.
Un regard devant, un regard derrière : en pivotant ma tête je jouais à saute-mouton avec le temps.

Bruxelles 8/12/2005

Illustration : Paul Meyer, 1959 – « Déjà s’envole la fleur maigre » (photogramme tiré du film)

Les mannequins assis en rang

Les mannequins assis en rang
Esquissaient un sourire malhabile
Et restaient attentifs néanmoins
Comme à un briefing

Revêtus de manière identique
Ils attendaient que soit fixé
Leur sort définitif
Collision frontale ou latérale
Eventration banale
Ou décapitation rapide
Déchirement des membres
Broiement de la cage thoracique
Ou encore épreuve unique des flammes

A deux pas des caméras-moteurs
Ils étaient prêts à ressentir
Leur destin tout à fait expérimental
Digne des meilleurs téléfilms.

Tournai 8/03/1988

Illustration : Mannequins de crash-tests

Dictionnaire Larousse 1905

Mes parents, pour venir s’installer en France et disposer d’un peu d’argent, avaient vendu, en Sicile, les quelques biens (modestes) dont ils étaient propriétaires.

Mon père avait répondu à un appel de main-d’œuvre du gouvernement français. Il avait été engagé pour travailler dans le bâtiment (le patron de l’entreprise avait un nom polonais). Il est parti en premier, sans doute aussi pour s’assurer qu’il pourrait faire suivre sa famille dans les meilleures conditions.

Je me souviens parfaitement de mon arrivée en France. J’allais avoir cinq ans. La gare de Lille. Le tram qui nous conduisait à Tourcoing, ville où nous aurions habité désormais.

Encore maintenant, il m’est difficile d’imaginer qu’à cette époque je ne parlais pas français. Il en était pourtant ainsi. J’ai appris la langue française à l’école, au sens littéral du terme.

Mon premier livre de référence en français (et le seul pendant un certain temps) fut un dictionnaire Larousse datant de 1905 que mon père avait reçu (sans doute d’un voisin qui avait vidé son grenier).

Ce livre a été, pour moi, important. Il a été un fidèle compagnon dans l’apprentissage de la langue et dans la connaissance du monde (certes, quelque peu en différé) — la télévision n’était pas encore arrivée dans notre foyer.

Les définitions relatives à la mythologie et à l’histoire (en particulier les notices biographiques et celles consacrées aux pays) m’intéressaient vivement.
Ces textes étaient parfois accompagnés d’images dessinées (il n’y avait pas de photos dans ce dictionnaire).

L’ouvrage utilisait un vocabulaire qui n’est plus guère en usage de nos jours. Ainsi définissait-on Rome : « Ville qui fut longtemps la maîtresse du monde ».

Je ne crois pas que l’histoire se répète mais elle « fonctionne » certainement en spirale (d’où cette impression que parfois l’histoire bégaye).

Quand on relit le dictionnaire Larousse de 1905, on s’aperçoit qu’aujourd’hui — un siècle plus tard donc — de nombreuses entités se sont réappropriées leurs anciennes formes, par-delà le grand tourbillon du 20e siècle.

Que ce soit des noms de pays (Russie, Serbie, Monténégro, Congo), des noms de villes (Saint-Pétersbourg, Nijni Novgorod, Iekaterinbourg, Chemnitz), des drapeaux (celui de l’Espagne avec le rétablissement des armoiries royales, celui de la Russie avec les mêmes couleurs que celles du temps des Tsars).

Les articles consacrés aux pays du monde, le dictionnaire Larousse ne les illustrait pas par une œuvre d’art, un monument, une figure folklorique ou historique ou encore un paysage naturel. Non. Chaque pays était représenté par l’image d’un soldat.

On était en 1905. C’était la contribution française à la préparation de la Première Guerre Mondiale, autrement appelée la « Grande Guerre » (soi-disant la « Der des Der »).

Bruxelles 10/01/2008

Illustration : Dictionnaire Larousse, 1905