
Je n’avais plus revu Vincent D. depuis quelque temps.
« Tu habites à Rumes », me dit-il, en ouvrant et tout en feuilletant devant moi un gros volume. « C’est le livre que je viens de publier. L’histoire du collège où j’enseigne. L’histoire du collège de Kain pendant les années de tourmente de la deuxième guerre mondiale. Hé bien, on y trouve la photo d’une maison de Rumes, regarde, c’était la maison du commandant de la Résistance, le docteur Maurice Delbecque ! ».
Je reconnus, bien sûr, la façade de l’édifice : « C’est ma maison », lui dis-je, « et je connais une partie des péripéties liées à l’histoire de la Résistance et de cette maison.
Elles m’ont été relatées au moment de l’achat de la maison, par son fils Jean, médecin lui-même. Notamment, l’épisode survenu à l’approche de la Libération lorsque le docteur Delbecque, par crainte d’être surpris par les services allemands, se cachait pour dormir dans une anfractuosité du grenier…
A la fin de la guerre, le chef de la Résistance a poursuivi sa fonction médicale, tout en restant discret, d’après ce que j’en sais, sur ses activités du temps de guerre… ».
Le quartier où se dressait la maison du docteur Delbecque figurait comme un haut lieu d’esprits réfractaires à l’Occupation germanique.
A quelques pas de là, vivait Henriette Hanotte, de son nom de code Monique, dont le domicile servait de lieu de passage pour l’exfiltration, par le réseau « Comète », des aviateurs alliés dont les avions avaient été abattus — et qui pouvaient ainsi retourner en Grande-Bretagne, en passant par la France et l’Espagne.
Est-ce la publication de son ouvrage et l’expertise qu’il avait acquise concernant l’histoire locale de la seconde guerre mondiale, c’est un fait que Vincent D. devint, par après, le président et le secrétaire de l’association mémorielle « Fraternelle de l’Armée Secrète » de la région de Tournai.
Par la vertu de ses fonctions, il pouvait accéder aux archives de l’association dont il était devenu, en quelque sorte, le garant et le conservateur.
L’ayant rencontré à l’une ou l’autre occasion, au cours de laquelle nous étions de nouveau revenus sur l’engagement du docteur Delbecque dans la Résistance, je lui proposai de venir rendre visite à la maison où avait habité le docteur.
Vincent D. vint le jour convenu et ne se présenta pas les mains vides : il ramena avec lui plusieurs documents d’époque soigneusement photocopiés qu’il s’attacha à présenter et commenter et qu’il m’autorisa à consulter.
Nous partagions un dessert pendant le déroulement de notre rencontre qui avait lieu dans le séjour.
Il me confirma que le docteur Delbecque avait pris le risque de cacher chez lui, pendant plusieurs mois dans son salon, un référant de la Résistance locale, l’abbé Dropsy, recherché par la Gestapo.
A l’époque, le séjour et le salon ne formaient pas un ensemble ouvert comme c’est le cas aujourd’hui, les deux pièces étaient séparées par quatre portes reliées.
Depuis le séjour, Vincent D. et moi-même pouvions ainsi imaginer et visualiser l’abbé Dropsy reclus dans le salon, volontairement occulté.
Quelque temps plus tard, après l’organisation, en France, dans la région frontalière, d’une cousinade géante qui avait permis de renouveler et resserrer les liens avec les diverses branches de ma famille, j’avais invité à déjeuner à la maison un groupe de cousins et cousines.
Au cours des échanges qui ont lieu, je rapporte à tous les présents comment la maison s’était retrouvée impliquée dans les péripéties de la Résistance.
C’est alors que je vois ma cousine Nunzia G., réputée sensitive dans la famille, pâlir et quasiment défaillir alors qu’elle est en train de regarder en direction du salon.
En reprenant ses sens et devant tous les convives surpris et tout de même inquiets d’avoir assisté à son malaise, « Je viens d’avoir un flash », révèle-t-elle.
« J’ai vu quelqu’un assis, un peu affalé, contre un coin de canapé, jambes repliées. Un bel homme. Grand de taille, yeux sombres, teint ni clair ni basané mais entre les deux. Cheveux noirs, même très noirs, ondulés. Il portait un vêtement qui serrait la poitrine, en tout cas un vêtement qui n’était pas ample, vêtement couleur vert sombre. Il devait avoir la trentaine, disons 25-30 ans. Il était blessé. ».
Bien sûr, tout le monde reste interloqué par cette annonce surprenante.
Immédiatement, je songe à quelque aviateur qui aurait nécessité des soins et que le docteur Delbecque aurait autorisé, en dépit de l’immense risque encouru, à demeurer momentanément chez lui, caché dans le salon.
L’affaire aurait pu en rester là, figée dans la quatrième dimension, ce domaine illimité mixant imagination, visions et réalité.
Sauf que, récemment, le hasard des rencontres en a décidé autrement.
Rumes 30/11/2022
Illustration : Des membres de l’Etat-Major du groupe 60 (« Armée Secrète ») devant la maison de son commandant le Docteur Maurice Delbecque (deuxième à partir de la droite) – Rumes, septembre 1944 (Source : « Pévèle », revue n° 8 et 9 de la Fondation Pévèle, « Spécial Libération », 3e trimestre 1994)
N.B. Dans ce récit, j’ai opté pour l’anonymat concernant les personnes vivantes. Par contre, j’ai indiqué le nom entier pour les personnes trépassées.