Une assistante sociale était venue à la maison pour effectuer, j’imagine, une enquête ordinaire afin de connaître notre situation. On parla sans doute de choses diverses, de notre installation dans le nord de la France, de la Sicile tellement lointaine…
Puis mes parents firent écouter à cette investigatrice un disque reprenant la chanson « Terra straniera » (terre étrangère), interprétée par Claudio Villa.
Chanson merveilleuse et triste, au contenu si poignant, exprimant une infinie mélancolie et la nostalgie de l’Italie !
Le souvenir émouvant d’une Italie quittée pour trouver ailleurs un bien-être, venait s’emmêler avec les paroles chantées — expressives, troublantes et belles.
Après avoir écouté la chanson, la visiteuse, à qui on avait fait comprendre le sens du texte, se mit à pleurer chaudement !
Chacun dans son assiette Vous trouvait à son goût Poivrons verts Sauf moi qui faisait la grimace Tu es bien difficile Jugea ma mère Reprise en chœur par Frère sœur et père J’étais tombé par hasard Sur un mouton noir Le poivron piquait tant Que je l’envoyai paître Par curiosité chacun Voulut goûter ma pièce On me plaignit vivement D’en avoir mangé la moitié Quand même !
Ainsi faudra-t-il Continuerjusqu’à ce que mort s’ensuive dit-il Mais sans tortures sans passion Rien que debanals aveux Pas de grand projet à la manière d’Ulysse Par-delà les Colonnes pas d’océan inconnu Jours quadrillés par les horaires implacables Mais dans la douceur immobile Des rails de trains et de métros Glissants sur les jours Ainsi faudra-t-il.
Les cosmologues et les physiciens nous informent que les ondes qui nous entourent voyagent dans l’univers à une vitesse qui ne peut dépasser la vitesse de la lumière.
Ce qui implique, à l’échelle de la vastitude de l’univers observable, une diffusion de ces ondes suivant une allure qui approche celle d’un train de sénateur !
Ainsi les premières émissions de radio commerciale émises sur terre (à partir de la deuxième décennie du 20e siècle) et diffusées à travers l’espace poursuivent-elles pour l’éternité leur course dans toutes les directions de l’espace cosmique.
Elles n’auraient parcouru qu’un rayon d’une centaine d’années lumière autour de la Terre, une distance à proprement parler infime mesurée à l’échelle de l’univers.
Je songeais un jour, précisément à ce décalage en écoutant un air de tango des années 1920 (*) que je venais de découvrir et qui m’avait charmé au sens fort du terme, jusqu’au point de l’écouter en boucle.
Je me disais : voici un air qui vient de loin, de bien avant ma naissance, et qui me rejoint à travers le temps et l’espace.
Comme il était de coutume dans les tangos de cette époque, on y trouve deux strophes chantées, à partir du milieu de la composition.
En écoutant ce morceau, un sentiment d’étrangeté m’envahissait provoqué par les sons parfois discordants et le bruit de fond de cet enregistrement d’un autre âge : mais surtout par l’accompagnement instrumental au rythme soutenu, les quelques mots chantés parfois hachurés, la mélodie suggestive et lancinante…
J’ai alors pensé aux ondes radios qui parviennent jusqu’à la terre et pouvant provenir du fin fond de l’univers.
Un jour, me suis-je dit, nous entendrons de la musique et des chants étranges, émis voilà peut-être des milliards d’années, des sonorités inusitées et nous serons à la fois émerveillés, ébahis et stupéfiés de ces échos d’une civilisation cosmique depuis longtemps disparue…
Namur 21/05/2022
Illustration : « Alma tanguera », Disco Nacional Odeon
(*) « Alma tanguera » (1927), orquesta tipica Francisco Canaro, “estribilista” Roberto Diaz ou, suivant d’autres sources, Agustín Irusta
J’ai connu la personne qui a envoyé la dernière lettre à Pirandello : il s’agit du professeur Robert Van Nuffel, de l’Université de Gand, qui m’avait raconté lui-même cette anecdote.
Il était alors assistant de français auprès de l’Université de Bologne. Lorsque le jeune Belge apprit que Pirandello n’était plus, il s’enquit auprès de l’entourage du Maître de la lettre qu’il lui avait envoyée.
On lui répondit que sa lettre était bien arrivée, qu’on l’avait retrouvée sur le bureau de Pirandello, mais que ce dernier n’avait pas eu le temps de la lire car il était mort entre-temps (10 décembre 1936).
Rumes 21/01/2008
Illustration : Robert Van Nuffel (1909-2004) Liber Memorialis UGent, 1960
Les traces du passé sont constamment présentes, d’une manière ou d’une autre, dans notre vie contemporaine et suivent des circonvolutions parfois étonnantes mais qui s’expliquent.
Ainsi, mon grand-père maternel aimait lire, en Sicile, les récits liés à l’histoire de Charlemagne et des Paladins de France, notamment Roland. Et ce en plein 20e siècle.
Cela peut paraître curieux mais ça ne l’est pas vraiment.
En fait, cet engouement « moderne » pour une littérature inspirée des chansons de geste médiévales trouve son origine lointaine dans la conquête de la Sicile par les Normands, au 11e siècle.
On sait que les redoutables Vikings, venus de Scandinavie et dont le nom latinisé était rendu par « Northmanni », avaient essaimé en Angleterre et en France, dans le territoire appelé pour cette raison « Normandie ».
On sait moins que les Normands de France, par la suite, avaient essaimé à leur tour en Méditerranée et tout particulièrement en Sicile, alors entre les mains des Arabes (appelés aussi Sarrasins).
S’étant emparé de la grande île, ils érigèrent leur conquête en « royaume de Sicile » en 1130 et firent preuve d’une grande tolérance pendant leur domination qui se prolongea jusqu’en 1194 (la Sicile d’alors formait un creuset culturel fécond où se côtoyaient Arabes, Grecs et Latins).
Les Normands importèrent en Sicile les récits de l’aube de la littérature française, inspirés de l’épopée carolingienne, les chansons de geste.
Cette influence littéraire restera vivace pendant de longs siècles et imprégnera profondément les traditions populaires siciliennes. Elle fut entretenue parallèlement, il est vrai, par la littérature italienne elle-même laquelle avait recueilli, par d’autres canaux, ce même héritage littéraire. Il suffit de penser à la poésie chevaleresque de la Renaissance, à l’Orlando Innamorato (Roland amoureux) de Matteo Maria Boiardo ou à l’Orlando Furioso (Roland furieux), composé au début du 16e siècle par Ludovico Ariosto, dit en français l’Arioste.
Jusque dans les années soixante du siècle dernier voire encore au début des années septante, soit à l’époque de la transition vers la motorisation généralisée, on pouvait voir sur les charrettes siciliennes la représentation peinte en couleurs vives de scènes historico-littéraires inspirées du combat des chevaliers chrétiens contre les Sarrasins. Au premier plan des personnages mis en exergue, on trouvait les Paladins de France et tout particulièrement Roland, le plus célèbre d’entre eux.
Les charrettes sont devenues obsolètes et on ne les trouve plus que dans les musées ou dans certains lieux touristiques, pour la couleur folklorique locale et les photos. A Canicattì et Campobello di Licata, chaque année, lors d’une manifestation dénommée « La Rietina », on peut voir défiler des dizaines de charrettes siciliennes avec leurs décorations traditionnelles caractéristiques.
On retrouve la légende de Roland dans une autre « institution » sicilienne, le théâtre de marionnettes (Opera dei Pupi) qui bénéficie depuis quelques années du label de « patrimoine immatériel de l’humanité » et dont le répertoire principal concerne précisément la légende de Roland.
De nombreux autres signes évoquent, par ailleurs, l’influence des Normands en Sicile.
La langue franco-normande a laissé de multiples traces dans le vocabulaire sicilien. Le Royaume des Deux-Siciles, héritier géopolitique du royaume normand, survécut géographiquement inchangé, jusqu’au moment de l’unification de la péninsule italienne (1860). Le Palais qui abrite le Parlement régional sicilien, à Palerme, s’appelle « Palais des Normands ». A titre anecdotique, dans mon village natal, Delia, on trouve aussi les ruines d’un château médiéval dit « normand ».
Rumes 4/10/2008
Illustration : Imagerie chevaleresque traditionnelle représentant une scène de combat, telle qu’on pouvait la voir sur les panneaux des charrettes siciliennes