
Les traces du passé sont constamment présentes, d’une manière ou d’une autre, dans notre vie contemporaine et suivent des circonvolutions parfois étonnantes mais qui s’expliquent.
Ainsi, mon grand-père maternel aimait lire, en Sicile, les récits liés à l’histoire de Charlemagne et des Paladins de France, notamment Roland. Et ce en plein 20e siècle.
Cela peut paraître curieux mais ça ne l’est pas vraiment.
En fait, cet engouement « moderne » pour une littérature inspirée des chansons de geste médiévales trouve son origine lointaine dans la conquête de la Sicile par les Normands, au 11e siècle.
On sait que les redoutables Vikings, venus de Scandinavie et dont le nom latinisé était rendu par « Northmanni », avaient essaimé en Angleterre et en France, dans le territoire appelé pour cette raison « Normandie ».
On sait moins que les Normands de France, par la suite, avaient essaimé à leur tour en Méditerranée et tout particulièrement en Sicile, alors entre les mains des Arabes (appelés aussi Sarrasins).
S’étant emparé de la grande île, ils érigèrent leur conquête en « royaume de Sicile » en 1130 et firent preuve d’une grande tolérance pendant leur domination qui se prolongea jusqu’en 1194 (la Sicile d’alors formait un creuset culturel fécond où se côtoyaient Arabes, Grecs et Latins).
Les Normands importèrent en Sicile les récits de l’aube de la littérature française, inspirés de l’épopée carolingienne, les chansons de geste.
Cette influence littéraire restera vivace pendant de longs siècles et imprégnera profondément les traditions populaires siciliennes. Elle fut entretenue parallèlement, il est vrai, par la littérature italienne elle-même laquelle avait recueilli, par d’autres canaux, ce même héritage littéraire. Il suffit de penser à la poésie chevaleresque de la Renaissance, à l’Orlando Innamorato (Roland amoureux) de Matteo Maria Boiardo ou à l’Orlando Furioso (Roland furieux), composé au début du 16e siècle par Ludovico Ariosto, dit en français l’Arioste.
Jusque dans les années soixante du siècle dernier voire encore au début des années septante, soit à l’époque de la transition vers la motorisation généralisée, on pouvait voir sur les charrettes siciliennes la représentation peinte en couleurs vives de scènes historico-littéraires inspirées du combat des chevaliers chrétiens contre les Sarrasins. Au premier plan des personnages mis en exergue, on trouvait les Paladins de France et tout particulièrement Roland, le plus célèbre d’entre eux.
Les charrettes sont devenues obsolètes et on ne les trouve plus que dans les musées ou dans certains lieux touristiques, pour la couleur folklorique locale et les photos. A Canicattì et Campobello di Licata, chaque année, lors d’une manifestation dénommée « La Rietina », on peut voir défiler des dizaines de charrettes siciliennes avec leurs décorations traditionnelles caractéristiques.
On retrouve la légende de Roland dans une autre « institution » sicilienne, le théâtre de marionnettes (Opera dei Pupi) qui bénéficie depuis quelques années du label de « patrimoine immatériel de l’humanité » et dont le répertoire principal concerne précisément la légende de Roland.
De nombreux autres signes évoquent, par ailleurs, l’influence des Normands en Sicile.
La langue franco-normande a laissé de multiples traces dans le vocabulaire sicilien.
Le Royaume des Deux-Siciles, héritier géopolitique du royaume normand, survécut géographiquement inchangé, jusqu’au moment de l’unification de la péninsule italienne (1860).
Le Palais qui abrite le Parlement régional sicilien, à Palerme, s’appelle « Palais des Normands ».
A titre anecdotique, dans mon village natal, Delia, on trouve aussi les ruines d’un château médiéval dit « normand ».
Rumes 4/10/2008
Illustration : Imagerie chevaleresque traditionnelle représentant une scène de combat, telle qu’on pouvait la voir sur les panneaux des charrettes siciliennes