Ce qui me plaît, ce sont les paradoxes, les situations réversibles, les petits grains de sable qui viennent mettre en déroute les plans méticuleusement établis, les outsiders imprévus, les battements de papillons qui provoquent des effets incommensurables à l’autre bout de l’orbe terrestre, pour tout dire, les prodiges, les singularités.
Bruxelles 3/10/2006
Illustration : Arcangelo Petrantò, 2025 – Effet papillon Image générée par IA (intelligence artificielle)
1) un photographe ambulant nous photographie, ma mère, mon frère et moi, sur la placette sur laquelle donne notre maison. Sans doute pour vouloir donner du pittoresque au portrait, le photographe me glisse une cigarette entre les doigts.
2) j’assiste, le soir, à l’arrestation de Jésus sur la Place de Delia (où se déroule une représentation de la Passion).
3) j’assiste, de jour, à l’arrivée de Jésus portant sa croix à l’église de la Croce. Jésus disparaît et est substitué par un Jésus en bois sur la croix (représentation de la Passion à Delia). Je peux assister à la scène car je suis assis sur les épaules de mon grand-père maternel.
4) sur la placette devant notre maison on brûle un monceau de paille (est-ce pour le 8 décembre, fête de l’Immaculée Conception — les bûchers appelés vamparotti ?). Idem à plusieurs carrefours. Les gens achètent de la paille pour la faire brûler.
5) la rumeur se répand qu’un électricien s’est fait électrocuter en travaillant sur l’éclairage public.
6) ma mère, qui avait perdu un bijou, le récupère chez une femme qui gardait dans une boîte des bijoux trouvés. Je revois cette femme ouvrir la boîte. Plus tard je saurai que la femme en question est la femme de Tano (Gaetano) Ferrante.
7) sur la Place de Delia, je suis dans le couloir d’un autocar. Je dois faire pipi. Mon père me fait descendre de l’autocar.
8) peut-être le même jour, sur la Place de Delia, je regarde la partie avant de l’autocar : avec son pare-brise en deux parties et l’énorme calandre, j’ai l’impression de voir une tête monstrueuse et elle me fait peur.
9) mon père était sans doute déjà parti en France car dans mon souvenir la pièce dans la pénombre semble vide (les meubles ont certainement déjà été vendus). C’est l’après-midi, il y a ma mère mon frère et moi. Ma mère propose qu’on fasse une sieste tous ensemble en se couchant sur une malle. Mais celle-ci n’est pas très large et à un moment donné en me retournant je tombe sur le sol. Ma mère découvre avec effroi par terre un morceau de bois avec un clou qui ressort, tout près d’où je suis tombé.
10) notre maison se résumait à une grande pièce (dammusu) au rez-de-chaussée. En y entrant, tout au fond sur la gauche il y avait un coin cuisine. Ma mère avait installé là le berceau balançoire (la naca) qu’elle utilisait pour mon petit frère. J’ai appris, bien plus tard, à l’unif, que naca était un mot d’origine grecque, datant peut-être même du temps de la Grande-Grèce.
11) je suis au milieu d’un groupe de femmes assises sur des chaises devant notre maison. Elles parlent et rient.
Bruxelles 29/08/2014
Illustration : Eglise de la « Croce » (Delia, Sicile) – Représentation de la Passion du Christ (fin des années 1960/début des années 1970)
Quel paese non ebbe mai Per me il viso orrendo Delle navi in partenza Né la gloria sommessa Di chi ha perso una guerra Ma l’apparenza della vita stessa Umile talor a volte empia e soverchia
In quella parvenza Io mi rimiro E sento una forza Che dentro di me cresce E mi rasserena.
Tournai 21/04/2009
Illustration : Affiche promotionnelle des navires jumeaux Orazio et Virgilio, deux « motonavi » (paquebots motorisés) appartenant à la compagnie Navigazione Generale Italiana Ces navires conçus pour transporter passagers et marchandises entre l’Europe, l’Amérique centrale et le Pacifique Sud furent mis en service respectivement en 1927 et 1929
La créativité automatisée de l’IA fait songer, mutatis mutandis et toutes proportions gardées, à la révolution introduite jadis par la photographie argentique par rapport à l’art pictural manuel.
Il est bien évident qu’il importe désormais de savoir maîtriser l’outil constitué par l’intelligence artificielle comme au 19e siècle il avait fallu apprendre l’usage adéquat de l’appareil photo pour obtenir automatiquement par captation de la lumière une image (parfois artistique) du réel.
Bien sûr, pourra-t-on rétorquer : l’IA est impérativement dépendante de l’ensemble du contenu internet qu’elle a ingurgité. C’est vrai. Même si les occurrences créatives issues de cet amoncellement de connaissances peuvent déjà potentiellement s’élever à des milliards de milliards de formes.
Mais la situation n’est pas figée car, dès lors que l’IA disposera de la mobilité à l’instar des humains (et elle l’obtiendra), elle pourra considérablement élargir, explorer et expérimenter de nouveaux champs de connaissances.
Elle agira comme l’intelligence humaine en intégrant — par la découverte/exploration intensive et détaillée du monde — de nouveaux acquis aux anciennes connaissances : par imitation, association, assimilation.
Ne dit-on pas « vaisseau spatial » pour distinguer ce-dernier d’un « vaisseau naval » ?
Ne dit-on pas « embarquer » dans un avion alors qu’il ne s’agit en aucune manière de s’installer dans une barque ?
N’a-t-on pas dénommé « avion » un engin volant en s’inspirant d’un animal volant, d’après le mot latin « avis » signifiant « oiseau » ?
L’IA procédera de la même manière et sa créativité deviendra éblouissante, dépassant sans nul doute la créativité humaine, avec tous les bienfaits et les risques que cela comportera.
Rumes 30/04/2025
Illustration : Bateau volant du père jésuite Francesco de Lana (1670)
L’œuvre d’art (image, composition littéraire…) en émergeant « magiquement » à partir d’une simple invite descriptive (dont il faut, bien sûr, savoir maîtriser les potentialités), ne constitue pas, cependant, une innovation absolue.
Certes, des milliards d’images ou de textes comportant d’innombrables variantes, affleurent automatiquement par la vertu du traitement informatique.
Cependant, les créateurs humains, à leur échelle, agissent de la même manière automatiquement et intuitivement en manipulant et assemblant les éléments épars retenus dans la nasse de leur cerveau.
On peut saisir cette démarche créative d’assemblage de l’IA en prenant en exemple les représentations figuratives artificielles réalisées historiquement par un artiste comme Arcimboldo.
Celui-ci, à partir d’éléments concrets tirés de la vie quotidienne avait su assembler ou pour mieux dire agencer et en définitive créer des représentations nouvelles artificielles inspirées de la réalité.
De même, De Chirico avec ses tableaux qu’il définissait « métaphysiques » a agrégé des éléments disparates réalistes dans un ensemble ordonné.
Cette manière de faire entremêlant onirisme et réalité, connu et inconnu, conscient et inconscient, préfigure d’une certaine manière le fonctionnement créatif de l’IA.
Le mouvement surréaliste a assumé d’une manière extrême cette démarche créative aussi bien figurativement (Magritte, Dalì) que littérairement (par le biais de l’écriture automatique).
La vision d’une création littéraire aléatoire (mais codifiée) à partir d’un corpus linguistique déterminé entre de la même façon dans le champ d’action de l’IA.
Rumes 30/04/2025
Illustration : Giuseppe Arcimboldo – Les Quatre Saisons (version de 1573)
Il est certain que l’émergence de l’intelligence artificielle (IA) rebat les cartes concernant la question de la créativité artistique.
Jadis, cette dernière était présentée comme relevant d’une inspiration divine. Quant à l’artiste, il apparaissait tel un médium. Pourtant, par-delà les manifestations du génie et autres prédispositions naturelles lesquelles ajoutent un plus pour conduire à l’excellence, chaque artiste avant de briller dans sa discipline avait dû étudier, travailler dur, incorporer dans son esprit des modèles et des règles.
Chaque œuvre d’art était le fruit, finalement, d’un assemblage de formes et d’intentions, d’appropriations et de variations, d’associations et de dissociations. L’intelligence artificielle en manifestant sa créativité artistique n’agit pas diversement. Elle aussi a dû, pour en arriver à exprimer des créations artistiques, se familiariser avec la « matière brute » des éléments, des significations, des interconnexions.
Cela a été possible grâce au travail préalable de configuration de l’intelligence artificielle. A savoir l’apprentissage de la réalité visible en se basant sur une description des composants de cette réalité (à partir d’images, analysées et décortiquées) et, en ce qui concerne les textes, à partir de la reconnaissance et l’exploration de corpus textuels étendus.
Le rendu dit « intelligent » peut dès lors surgir à partir d’instructions précises (les « prompts ») pour aller repêcher et assembler les éléments catalogués, afin de créer des images artificielles. La génération des textes s’appuyant, quant à elle, sur une approche statistique modulée.
Il s’agit, bien évidemment, de la mise en œuvre d’un traitement de l’information. Il convient de relever ici, au passage, que le terme intelligence, en anglais, possède un lien très fort avec la signification relative à l’information — signification que l’on retrouve également en français dans l’expression « intelligence avec l’ennemi ».
Rumes 30/04/2025
Illustration : Nicolas Poussin, vers 1629 – L’Inspiration du poète